Sortis de la boue

Bonsoir, il y a peu, en Irlande, les recherches d'une historienne, Catherine Corless, ont déterré un scandale : les restes de près de huit-cent bébés et jeunes enfants, nés de 1925 à 1961 dans le refuge pour filles-mères de Tuam, morts de maladies, négligences et mauvais traitements et enterrés sans noms ni égards dans une fosse commune. Découverts dans les années soixante-dix, on les avait pris jusque là pour les restes de morts de la grande famine des années 1840.
http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/06/14/les-fantomes-du-couvent-hantent-la-ville-irlandaise-de-tuam_4438048_3214.html
Cette affaire remet en lumière la manière particulièrement impitoyable dont étaient traités les jeunes filles et femmes devenues mères hors mariage et leurs enfants dans la très catholique Irlande de ces années-là. Que leurs grossesses résultent d'actes désirés ou de viols, toutes étaient considérées comme de viles pécheresses devant expier le fait d'avoir "fauté" par plusieurs années de dur labeur pour les couvents qui les avaient recueillies. Quand aux enfants, ils leur étaient retirés, parfois placés comme domestiques dans des familles d'accueil, parfois vendus à de riches couples d'adoptants, notamment de nombreux américains. Le film que je vous présente cette semaine, Philomena, de Stephen Frears, sorti en 2013, relate la véritable histoire de l'une de ces femmes et de son fils. 
Le récit débute en 2002, Philomena Lee, respectable vieille dame, vient de révéler un lourd secret à ses enfants. Cinquante ans plus tôt, encore adolescente, elle a donné le jour à un petit garçon, Anthony, fruit d'une tendre nuit sans lendemain, qui lui a été retiré et adopté par un couple d'américains. Bouleversée par la nouvelle, sa fille lui propose d'entamer des recherches et fait appel à Martin Sixsmith, journaliste de la BBC sur la touche, pour les aider dans cette quête. Du couvent irlandais de Roscrea aux Etats-Unis, Philomena et Martin font route ensemble, vont apprendre à se connaître et à se supporter, glanant ça et là des indices d'un passé tabou et bien protégé, levant peu à peu le voile sur la destinée brillante et tragique d'Anthony. Rebaptisé Michael Hess, celui-ci est devenu un homme politique républicain influent cachant lui aussi ses propres failles et secrets. Les retrouvailles de la mère et du fils prendront des chemins détournés que je ne vous révélerais pas ici. Je conseille fortement ce film qui, en plus de faire découvrir un pan méconnu et toujours délicat à aborder de l'histoire irlandaise, est porté par ses comédiens et une belle émotion allégée par l'humour fin et pince-sans-rire du réalisateur anglais.
Autre destinée, cette fois fictive, d'une enfant perdue et adoptée rattrapée par son passé, le roman Mudwoman, de Joyce Carol Oates, paru en France en 2013.
Mudwoman, littéralement la "femme de la boue", est la face officieuse, cachée, de Meredith Ruth Neukirchen, l'héroïne de ce roman. Présidente d'une prestigieuse université américaine, première femme à son poste, brillante et bourreau de travail, Meredith, surnommée M.R., semble l'image même de la self-made woman battante et bien dans sa peau. Pourtant, ce masque d'assurance se fissure lorsqu'elle est chargée de se rendre dans les Adirondacks pour y prononcer un discours au sujet de l'intervention des Etats-Unis en Irak - nous sommes en 2002. Cette région pauvre et marécageuse la touche à plus d'un titre. C'est en effet là qu'elle est venue au monde et que, par une journée de printemps 1965, alors qu'elle marchait à peine, sa mère de naissance déséquilibrée tenta de la noyer dans le bras boueux d'une rivière, d'où elle fut sauvée de justesse par un braconnier simplet mais brave. Le récit s'articule ainsi en chapitres relatant ses vies d'adulte et d'enfant. Mudwoman défend sa place dans l'univers impitoyable et toujours machiste des universitaires et se protège tant bien que mal de la folie qui la gagne face à l'émergence de ses souvenirs et Mudgirl, la petite fille ramassée dans la boue, dépourvue de nom et d'identité précise, rêve pour embellir son quotidien d'enfant placée puis adoptée qui s'échine à être parfaite pour être acceptée. Ce roman est beau portrait de femme, le sordide des faits étant transfiguré par une bonne dose d'humour noir et une narration qui fait la part belle aux métaphores et aux impressions sensorielles, parfois proche du conte. Un récit dense à savourer en prenant son temps.
 
Terminons sur un air de folk, à bientôt !

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