Espace

Bonsoir, dimanche dernier avec une amie, nous avons eu un accident de voiture, un chauffard est passé au feu rouge et a percuté notre véhicule. Toutes deux étions heureusement indemnes, à part quelques bleus, la carrosserie ayant tout pris. L'expérience n'en reste pas moins effrayante, la peur de rester enfermée, écrasée donne l'envie d'espace. Nous parlerons donc aujourd'hui de vastes latitudes et d'infini, rassurez-vous, je ne tourne pas mystique, il s'agira comme toujours de littérature ;)
L'Aleph/El Aleph est un recueil de dix-sept nouvelles de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, à l'origine éditées séparément entre 1944 et 1952. Il s'agit d'un ensemble de contes et récits philosophiques explorant les thèmes des labyrinthes et de l'infini, infini que l'on retrouve au sein de ces textes aussi bien dans les rues innombrables d'une monstrueuse cité abandonnée que dans le cœur d'une rose ou sur les multiples tâches du pelage d'un tigre. L'aleph est la première lettre de l'alphabet hébraïque et, en mathématiques, "le nombre d'éléments d'un ensemble infini". Dans cet nouvelle, l'aleph est une sphère minuscule, cachée sur les escaliers d'une cave, un lieu où se rejoignent, sans se confondre, tous les lieux de l'univers vus sous tous les angles. Le narrateur regarde à travers l'aleph et y découvre...
"Le diamètre de l'Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace cosmique était là, sans diminution de volume. Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l'univers. Je vis la mer populeuse, l'aube et le soir, les foules d'Amérique, une toile d'araignée argentée au centre d'une noire pyramide, un labyrinthe brisé (c'était Londres), je vis des yeux tout proches, interminables, qui s'observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta,
 Bodyscapes White par Jean-Paul Bourdier
je vis dans une arrière-cour de la rue Soler les mêmes dalles que j'avais vues il y avait trente ans dans le vestibule d'une maison à Fray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d'eau, je vis de convexes déserts équatoriaux et chacun de leurs grains de sable, je vis à Inverness une femme que je n'oublierai pas, je vis la violente chevelure, le corps altier, je vis un cancer à la poitrine, je vis un cercle de terre desséchée sur un trottoir, là où auparavant il y avait eu un arbre, je vis dans une villa d'Adrogué un exemplaire de la première version anglaise de Pline, celle de Philémon Rolland, je vis en même temps chaque lettre de chaque page (enfant, je m'étonnais que les lettres d'un volume fermé ne se mélangent pas et ne se perdent pas au cours de la nuit), je vis la nuit et le jour contemporain, un couchant à Quérétaro qui semblait refléter la couleur d'une rose à Bengale, ma chambre à coucher sans personne, je vis dans un cabinet de Alkmaar un globe terrestre entre deux miroirs qui le multiplient indéfiniment,
 je vis des chevaux aux crins denses, sur une plage de la mer Caspienne à l'aube, la délicate ossature d'une main, les survivants d'une bataille envoyant des cartes postales, je vis dans une devanture de Mirzapur un jeu de cartes espagnol, je vis les ombres obliques de quelques fougères sur le sol d'une serre, des tigres, des pistons, des bisons, des foules et des armées, je vis toutes les fourmis qu'il y a sur la terre, un astrolabe persan, je vis dans un tiroir du bureau (et l'écriture me fit trembler) des lettres obscènes, incroyables, précises, que Beatriz avait adressées à Carlos Argentino, je vis un monument adoré à Chacarita, les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo, la circulation de mon sang obscur, l'engrenage de l'amour et la transformation de la mort,
 je vis l'Aleph, sous tous les angle, je vis sur l'Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l'Aleph et sur l'Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j'eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu'aucun homme n'a regardé : l’inconcevable. univers."
Pour terminer, un autre vaste aperçu en mouvement et musique.
Et un petit clin d’œil masqué de ma part - remplacé par la déesse du printemps, je ne laisse plus désormais longtemps de photos personnelles sur internet - pour vous inciter à rechercher le regard de vos proches et moins proches,
Flore et les Zéphyrs/Flora and the Zephyrs détail par John  William Waterhouse (1897)
car par delà les beauté de l'univers, "l'éternité était sur vos lèvres et dans vos yeux" citation de William Shakespeare.

Commentaires

  1. Bonjour Ismène.Heureuse que cet accident n'ait pas endommagé les personnes!Pour ce qui est de l'aleph,qui est aussi le chiffre 1, il symbolise le monde de l'unité, celui d'Elohim. La Torah commence par la lettre beth qui est la 2ème lettre de l'alphabet hébraïque,qui est aussi le chiffre 2: le monde de la dualité est le nôtre, nous sommes dans la contradiction permanente, c'est pourquoi nous ne pouvons connaître le monde de l'aleph, disent les rabbins...

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    1. Merci, en complément à ces précisions, voici l'hypothèse d'un psychiatre sur la dualité et les oppositions - bien/mal, pur/impur, clair/sombre, etc - constantes dans les mythes.
      http://mondesfrancophones.com/espaces/psyches/la-violence-initiale/

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    2. A propos de mythes, je sors un peu du sujet en passant aux fantômes, night-mares, et autres visions. le Dr Oliver Sachs, neurologue pense que certaines croyances pourraient avoir pour origine des hallucinations somme toute fréquentes. Voir son intéressant bouquin "L'odeur du si bémol". Les chapitres sont indépendants, on peut donc choisir de lire ce qui nous intéresse prioritairement.

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    3. Intéressante référence, je ferai peut-être un jour un article plus complet sur ce sujet.

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  2. Les mots sont toujours plaqués sur le réel mais ils n'en disent que l'apparence et ne peuvent en rendre la totalité. L'écriture, en particulier l'écriture poétique, ou l'oeuvre d'art en général peut-être, par les questions qu'ils suscitent, nous rappellent que "le monde est plus ample que toutes nos conceptions de lui."(Citation de F.Midal dans son étude sur Kafka dont j'ai oublié le titre!)

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